Il y a longtemps que je ne me suis pas lancé dans ce genre d'article philosophique plein de considération personnelle et que personne ne lit jusqu'au bout. Je vais me rattraper aujourd'hui, j'ai
un peu de temps ce soir, Laure étant à Shanghai pour la nuit.
Le dilemme du prisonnier est un jeu d'économie expérimentale, dont le principe est le suivant :
Deux braqueurs de banque sont arrêtés, et placés en garde à vue dans deux pièces différentes. On explique à chacun qu'il a le choix entre parler et se taire, avec les conséquences suivantes :
-S'il parle et que son complice se tait, il est libéré et l'autre prend 10 ans.
-S'il parle et que son complice parle aussi, ils partagent la peine et prennent 5 ans chacun.
-S'ils se taisent tout les deux, ils ne prennent que 6 mois faute d'élément au dossier.
Vous qui lisez ces lignes, vous avez déjà fait le calcul dans votre tête : 2 fois 6 mois, c'est moins que 10 ans, ils ont donc tout intérêt à garder le silence, même en présence de leur avocat,
etc.
Sauf que dans la petite tête de ces gardés à vue, la perspective de sortir immédiatement si l'autre se tait leur fait parler dans pratiquement tous les cas, conduisant les deux en tôle pour 5
ans.
Ce dilemme est présenté ici avec des durées dissuasives, mais on peut également élargir le sujet et/ou réduire les durées pour plus d'exemples. On a utilisé la course aux armements de deux pays,
qui auraient plus intérêt à mettre de l'argent dans l'éducation ou la santé mais ne voulait pas avoir moins de bombes que l'ennemi. Ou encore l'achat de fenêtre de publicité pour des marques
concurrentes. Les entreprises de lessive ont choisi de ne pas se taire, et elles dépensent des millions pour faire mieux que leurs voisines, alors que les fabricants de, je ne sais pas moi, de
sel de table, ont choisi une stratégie beaucoup plus discrète et moins chère de placement en linéaire.
On peut prolonger l'expérience sur l'itération. C'est-à-dire qu'à leur sortie de prison, 5 ans plus tard, on rechoppe les voleurs et on les place dans les mêmes conditions. Cette fois, il est
probable qu'ils auront eu le temps de réfléchir un peu plus et qu'ils se tairont. Ou alors la fois d'après, peut-être. Les décisions prendront au fur et à mesure un tour plus rationnel.
Et c'est là que ça commence à être marrant (si je ne vous ai toujours pas perdu, je continue). On peut imaginer une suite de décisions qui devront être prise 10 ou 50 fois, de sorte de minimiser
le temps de prison, et ce quelque soit la réponse de la personne en face. On peut organiser des tournois de stratégie, où on réalise un programme selon des règles fixes et où le but est de faire
le moins de prison possible.
Figurez-vous que ça existe, et qu'on connait la stratégie vainqueur !
Pour simplifier, on va dire que se taire, c'est être conciliant ou passif, et que parler c'est être agressif. Il est possible par exemple d'être toujours agressif, ou d'être toujours passif
(comme Jésus tendait sa joue gauche), ou une fois sur deux, ou encore des stratégies prenant en cause le comportement de l'autre.
La stratégie la plus efficace, c'est être conciliant à la première occasion, puis idem que l'autre au tour précédent. Et je parie que ça ne vous étonne pas.
On va maintenant appliquer cette stratégie à la psychologie et à l'émergence de règles morales dans des communautés neuves. Nous sommes en Chine, sur l'autoroute. Il y a une entrée et une sortie
de la voie rapide au même point, qui impose donc aux voitures sortantes de croiser les voitures entrantes. Les stratégies sont : soit je colle la voiture qui me précède pour ne laisser passer
personne, soit je laisse un espace pour laisser une autre voiture se glisser entre elle et moi.
La bonne méthode, la seule qui puisse s'appliquer à long terme, celle qui garde le trafic fluide et minimise le temps d'attente, c'est une voiture sur deux. C'est évident. Mon papa me demandait
quand j'étais petit pour me faire comprendre pourquoi les règles existent : "Et si tout le monde faisait comme toi ?".
Et bien en l'occurrence, les conducteurs chinois sont comme des prisonniers à qui on pose la question pour la première fois. Ils sont en mode agressif. Ils collent la voiture qui est devant, ne
laissant passer personne. Et quand par hasard une personne laisse un petit espace, une grosse bagnole force le passage et c'est la file entière qui s'inverse. 30, 50, 200 voitures de suite. Et le
pauvre gars qui s'est forcer le passage n'est pas prêt de réussir à reprendre le dessus, en l'absence d'une personne passive en face. A ce moment là, c'est les 2 lignes de droite de l'autoroutes
qui s'arrêtent, et voilà comment on créé des bouchons...
Et le pire, dans tout ça, c'est que nous sommes donc obligés, inconsciemment ou non, de faire comme tout le monde. Ne jamais céder le passage. Jamais au grand jamais, que ce soit à la sortie d'un
parking, d'une autoroute, priorité à droite ou à gauche... Parce que la seule technique valable, c'est de faire la même chose que l'autre la fois précédente. En gros, si nous habitués à la France
on laisse passer, alors personne ne nous laisse passer en retour.
Et c'est valable partout : à la caisse du supermarché ; pour avoir ses plats à table il faut relancer le serveur plus que son voisin ; pour être payé par un client il faut le menacer plus fort
que l'autre fournisseur... Sauf quand c'est contrôlé par un policier. La présence d'un gardien est la seule solution pour assurer l'ordre. On en vient presque à comprendre pourquoi la Chine est
une dictature.
Ce que je me dis, pour me rassurer, c'est que l'itération améliore la rationalité globale, d'ici une dizaine d'année, ils auront compris. Ce qui me désole c'est qu'il y a 40 millions de chinois
titulaires du permis, 14 millions de voitures et environ 2 millions de nouveaux conducteurs chaque année.